Gibraltar

Voilà un beau texte de Christian Ravier que l’on retrouve sur son blog :

« Il y a deux routes pour rallier Zaouia Ahenesal avant de rejoindre Taghia. La plus empruntée part d’ Azilal, passe à Ait Mehamed puis franchit deux cols avant de descendre sur la vallée creusée par les eaux de l’Ahenesal. Elle est aujourd’hui goudronnée, entretenue été comme hiver. L’autre plus chaotique suit le cours de la rivière, elle en subit ses caprices. On l’appelle la piste de la Cathédrale. Au niveau du guet de Temga, l’Ahenesal dessine un doux delta bordé de lauriers roses. là, ancrée sur un socle planté de pins, l’arrogance d’une grande muraille accapare toute l’attention. Piton de près de 600 mètres d’absolue verticale, la Cathédrale, l’Amesfrane en berbère, ne laisse pas indifférent le voyageur et bien sur ne peut qu’attirer l’oeil du grimpeur. Mais voila, c’est de conglomérat que l’Atlas a fasciné la belle montagne et les jugements sur la qualité de sa pierre sont sans appel! c’est du « faux rocher » aux dires de Saïd le gérant du gîte de la Cathédrale. Cette mauvaise réputation a tenu jusqu’alors à distance tous les prétendants à l’ascension de l’incroyable face nord de l’Amesfrane ; ils continuent leur route, gagnent les sources de l’Ahenesal où là, les murailles du Cirque de Taghia leur offrent un éden de roc. Seuls les passionnés de base-jump trouvent ici un lieu idéal pour s’exprimer.
La Cathédrale m’a depuis longtemps attirée. Sans être sourd aux arguments concernant sa facture, j’ai souvent pensé à elle. En 2005, avec Michel Bourdet nous sommes allés à son pied. L’immense cheminée qui marquait l’éventualité d’une possible ascension m’avait un peu terrifiée. Plus tard au cours d’un voyage en famille à Taghia, j’empruntais au retour la piste de la Cathédrale. C’était au printemps, les lauriers rose étaient en fleurs. L’arrogance de la grande muraille était intacte mais déjà je la regardais d’un autre oeil. Avec de belles lumières, je pouvais deviner au dessus de la grande cheminée des vagues de pierre comparable à des lieux connus dans les sierras aragonaises ou catalanes . Seule « la tête », au delà de la verticale, me semblait encore inexpugnable.
J’ai continué, alors, à jouer au chasseur de murailles dans l’Atlas. Guidés par le fruit de rencontres et le jeu du hasard, nous avons, avec Rémi, Arnaud découvert de belles parois où le plaisir de l’escalade croise l’instant du thé partagé.
Cet automne, avec Rémi, nous étions bien décidés à rendre visite à la Cathédrale. Après avoir traversé le plateau ibérique d’une traite, nous avons vainement essayé de trouver la piste qui nous mènerait non loin d’une belle paroi observée depuis Béni Mellal, puis par des chemins détournés qui n’ont de cesse de nous émerveiller, nous arrivons au pied de la Cathédrale aux dernières heures du jour. Jumelles autour du cou, calés sur les galets des rives de l’Ahenesal nous suivons de concert ce qui pourrait être le cheminement logique sur la face nord de la Cathédrale. L’immense cheminée s’interrompt sur un mur énigmatique puis reprend avant de s’évaporer dans un océan de conglomérat. C’est là qu’au fil des jours, d’abord avec le jeu des ombres et des lumières puis au cours de notre ascension, nous allons apprendre à jouer avec ces vagues de pierre.
La matinée est déjà bien avancée quand nous nous préparons au pied de la cheminée pour un timide premier contact. La face ne voit le soleil qu’aux premières heures du jour et c’est une douce température qui nous accompagne. Nous remontons sur quatre longueurs la grande cheminée en replongeant dans nos fondamentaux pour retrouver les positions les plus efficaces qui siéent à ce style d’ascension : Ramonage, reptation, écart, tout y passe. Les cordes fixées nous descendons pour profiter du jour et continuer à observer la face avec une nouvelle donnée assez réjouissante : le rocher de la Cathédrale n’est pas mauvais! certes les jetés ne sont pas de rigueur, il faut parfois prendre le temps de roder autour de la pierre avant de l’attraper mais c’est du « vrai rocher »! et mis à part quelques court passages il ne va cesser de se bonifier en se rapprochant du sommet.
La notion de bon ou de mauvais rocher est devenue aujourd’hui très subjective.Une pierre se détache au fil d’un itinéraire loué jusqu’alors pour la qualité de sa pierre et le voici alors voué aux diables, conseillé aux suicidaires. Juger du bon et mauvais comme du bien et du mal… Vaste débat! Concernant l’Amesfrane sa sulfureuse réputation a suffi pour que personne ne tente jusqu’alors de gravir sa face nord et pour nous c’est une très bonne chose!Le lendemain, sous le joug de la stupidité de cet exercice, nous remontons les cordes fixées la veille… en plus artisanal, en moins arrogant c’est avec l’héliski l’activité qui nuit peut-être le plus à l’intégrité de tout ascensioniste digne de ce nom. Je hais remonter des cordes! la cheminée s’interrompt maintenant devant un mur noir, raide. Par un savant jeu d’équilibre pour placer avec justesse des points et progresser sur ces galets, Rémi élimine sans coup férir l’une des « inquiétudes » de notre itinéraire. Il terminera la longueur dans le seul mauvais passage de la voie, le potager, qui, sans être difficile et facilement protégeante, demande une certaine attention.
Le ciel devient sombre.Le tonnerre gronde en de grande circonvolution autour de la Cathédrale lâchant des gerbes de pluie, des salves de grêle. Bientôt, l’Ahenesal qui laissait jusqu’alors courir ses eaux claires entre les lauriers rose charrie ses vagues boueuses qui rongent peu à peu les rives. Une accalmie nous permet d’achever notre journée et d’atteindre notre neuvième relais. Statiques où dynamiques nous fixons tout le stock de cordes que nous transportons.
Même si la journée qui suit a été déclarée unanimement de repos, nos pensées vont rester dans et sur la Cathédrale… Difficile de s’en détacher!

En cherchant nos bâtons et un sac qu’un berger passant au pied de la muraille a cru bon de nous délester, nous nous arrêtons chez Saïd, père de treize enfants habitant dans une petite maison au pied de la Cathédrale.Théo, dix sept ans, une gueule d’ange rebelle, est là. Il vit dans cette famille depuis six mois. Chez lui, à Perpignan, il fait des conneries suffisamment conséquentes pour que la taule ne finisse de l’enfermer dans sa dérive. Un autre chemin lui a été proposé, un second souffle comme le nom de l’association qui le suit. C’est un chemin difficile, sans complaisance, une immersion totale dans l’essence de la vie. En quelques mois il a appris l’arabe, à se lever tôt, à creuser la terre et remuer des pierres pour construire une maison, à marcher longtemps, à connaitre la menthe, le romarin, le thym … à réfléchir sur sa vie et ses choix. Il pétille, sa clairvoyance est impressionnante. Bien sur il parle souvent de début janvier quand il foulera la tarmack de l’aéroport de Casablanca pour rentrer chez lui. Fugues, disputes Théo n’a pas vu ses parents depuis deux ans. Ce retour, il s’y prépare, ce second souffle remplit ses poumons.
Nos projets du lendemain envisagent de gagner l’épaule au pied de la « Tête » de la Cathédrale, de rejoindre la voie normale par le Sud et de revenir le jour suivant pour trouver notre itinéraire dans la partie la plus raide de la muraille. Au petit matin nous achevons de remonter nos deux cent cinquante mètres de cordes fixes. Nous franchissons les derniers mètres de la grande cheminée; un grand mur est devant nous, un cheminement se dessine. Il va se dévoiler longueur par longueur. Le rocher est maintenant excellent, il nous permet de progresser vite. Nous abandonnons notre projet de sortir à l’épaule… la « Tête » de la Cathédrale semble s’incliner à notre approche. Pour ne pas se faire rattraper par la nuit, notre cordée met tous ses sens en éveil. Quand le second arrive au relais tout est déjà prêt pour qu’il reparte aussitôt. De nuit nous franchissons les derniers murs et quelques jardins suspendus. Nous sommes au sommet de l’Amesfrane, la Cathédrale des rocher.
Comblés, rassasiés, nous nous laissons descendre sur le chemin de la voie normale. Parfaitement balisé, judicieusement taillé, construit, il se joue des abrupts, en suit les vires, en épouse les baumes aux plafonds hospitaliers. Plus loin une étoile électrique fait un signe… venu du gîte, Saïd nous attend avec sa voiture au parking de la piste . Il va nous délester de nos lourdes charges et des sept kilomètres de lacets qui nous séparent encore de la vallées. Il nous félicite, ses convictions sur la Cathédrale sont ébranlées ; comment lui expliquer que si le colosse n’avait pas les pieds d’argile, il avait un talon d’Achille. Christian Ravier

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